Bernard Emié, l’enquête inédite (4/4). Le diplomate vit ses derniers jours comme directeur des services secrets extérieurs. Pendant six ans et demi, il a été l’un des cinq hommes les plus puissants de l’Etat. Dans ce dernier épisode, découvrez les raisons de son départ… et comment il pourrait rebondir.
Le média américain Politico l’a surnommé “Macron’s pal” : le pote de Macron. Pendant six ans et demi, il a été l’un des cinq hommes les plus puissants de la République, bien plus influent que la plupart des ministres, disent ceux qui l’ont côtoyé. Le gardien des secrets d’Etat les plus sensibles et le conseiller occulte du président. Le chef de la diplomatie clandestine et la plaque tournante des conseils de défense à l’Elysée. L’homme des missions cachées au Liban, en Algérie, en Turquie, en Biélorussie… L’ami de William Burns, le directeur de la CIA, et l’attraction du Siècle, le club privé parisien dont il est membre. Le 9 janvier, Bernard Emié quittera son poste de directeur de la DGSE. Viré après avoir été révéré. Il était temps de raconter son histoire, et celle de ses années à la tête d’un service spécial qu’il a métamorphosé.
Episode 4 : La chute
L’histoire a fait le tour de l’Elysée. Lors d’une de leurs entrevues récentes, Emmanuel Macron interroge Sébastien Lecornu, son ministre des Armées, sur un voyage à l’étranger et les messages passés par Bernard Emié, le directeur de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) : “C’est toi qui lui as demandé de faire ça ?”. “Mais non, je croyais que c’était toi !”, répond de but en blanc le ministre. C’est à ça que ressemble une disgrâce. Encouragées pendant tant d’années, les initiatives du chef des services secrets extérieurs auprès de factions radicales au Proche-Orient ont fini par agacer. “Il se prend pour le ministre des Affaires étrangères”, entend-on désormais à la cellule diplomatique, l’état-major particulier du président de la République. Le chef de l’Etat l’a pourtant si longtemps encouragé dans ce rôle exorbitant, manière de susciter l’émulation entre ses conseillers. Mais ce qui était salué hier a lassé aujourd’hui. Son discours auprès des dirigeants du Hezbollah, au Liban, début décembre – il leur a demandé de retirer leurs troupes du nord du fleuve Litani, près de la frontière israélienne –, a irrité. L’arrestation de quatre agents de la DGSE au Burkina Faso, au même moment, est encore mal tombée : décidément, le service de renseignement ne sait plus s’y prendre avec ces pays africains “poutinisés”.
Avec son élégance vieille école et son bagout d’ambassadeur, Bernard Emié a été l’attraction des conseils de défense pendant six ans et demi. En n’hésitant pas à contredire tout le monde avec les informations dont son service dispose. “Il prenait la parole après le ministre des Affaires étrangères, puis le ministre des Armées, et il était souvent beaucoup plus brillant”, se souvient un participant de ce petit cénacle, le vrai lieu du pouvoir disent quelques initiés, souvent réuni le mercredi matin, avant le conseil des ministres.
Le directeur de la DGSE, invité permanent du comité, a été l’un des cinq hommes les plus puissants de l’Etat, soupèsent ceux qui l’ont côtoyé à l’Elysée ou au ministère des Armées. Il voit le président en tête-à-tête tous les mois. Il rencontre et renseigne aussi Bruno Le Maire, rencontré il y a vingt ans auprès de Dominique de Villepin, sur l’espionnage économique, et briefait Edouard Philippe avant ses voyages à l’étranger, lors de rendez-vous mensuels à trois avec le coordonnateur du renseignement d’alors, Pierre de Bousquet de Florian. “Il fut aussi le mentor d’Emmanuel Bonne”, le conseiller diplomatique d’Emmanuel Macron, de 2002 à 2004, se rappelle le chercheur libanais Joseph Bahout, qui a croisé les deux hommes à Beyrouth. Plonger un peu plus profond dans les arcanes de l’Etat, c’est découvrir un peu partout des membres du “réseau Emié”, anciens collaborateurs devenus au fil du temps des alliés. Le directeur de cabinet du ministre des Armées, Patrick Pailloux, a été son adjoint à la DGSE. A l’Elysée, le conseiller chargé des affaires stratégiques, Xavier Chatel de Briancion, présenté comme le concepteur de la “coalition internationale anti-Hamas”, proposée un temps par le président français, a été son collaborateur à Londres. Le nouveau coordonnateur du renseignement, Pascal Mailhos, était son condisciple à Sciences Po. Une demi-douzaine d’ambassadeurs importants ont été formés par ses soins.
Allavena, Servent et Rondeau
Au Siècle, le club d’influence qu’il fréquente à Paris, une nuée se forme désormais naturellement autour de lui lorsqu’il apparaît. “Ils pensent tous que je peux leur avoir des informations confidentielles”, s’amuse le maître espion auprès de son réseau d’amis, les mêmes depuis trente ans, de l’homme d’affaires Jean-Luc Allavena au consultant militaire Pierre Servent, en passant par les diplomates Gérard Araud et Charles Fries, la députée européenne Nathalie Loiseau ou l’académicien Daniel Rondeau.
“Je traite avec des chefs d’Etat, je ne vais pas aller à Washington proposer des petits fours à des ministres”, expliquait-il ces derniers mois, rapportent au mot près deux de ses confrères diplomates, pour justifier son refus de prendre l’ambassade de France aux Etats-Unis, comme le lui propose Emmanuel Macron, début 2023. “C’est ta décision. Si tu le souhaites, je partirai. Moi, je préférerais rester. Je suis prêt à poursuivre”, plaide-t-il alors auprès du chef de l’Etat, dans l’intimité de leur rendez-vous bimensuel à l’Elysée. Il tutoie le président de la République depuis leur rencontre à Londres, en juillet 2012. L’ambassadeur au Royaume-Uni y avait accueilli le secrétaire général adjoint de l’Elysée, chargé de préparer la venue du président Hollande.
Record presque battu
Plutôt éminence grise du président que roi du Quai d’Orsay : le choix d’Emié raconte la prise du pouvoir du renseignement sur la diplomatie. Et la chute à venir de l’espion téméraire. Car le mercredi 20 décembre, l’insubmersible se fait couper la tête. Au dernier conseil des ministres de l’année, Emmanuel Macron le remplace par Nicolas Lerner, jusque-là directeur de la DGSI, les services secrets intérieurs, à compter du 9 janvier 2024. Le président l’a prévenu dès novembre que cette substitution se profilait. Reste que le choc est rude dans la petite communauté du renseignement. A deux mois près, il aurait été le directeur de la DGSE resté le plus longtemps en poste depuis sa création, en 1981. Las, le record restera détenu par le préfet Jacques Dewatre, directeur de 1993 à 2000.
La liste des griefs contre le chef des services secrets est connue. Ne pas avoir vu venir les coups d’Etat en Afrique : le Mali, le Burkina Faso, le Niger – il s’en défend à chaque fois, cite plusieurs notes alarmistes. S’être fait berner par les Britanniques et les Américains sur le contrat des sous-marins d’attaque dénoncé par l’Australie. Ne pas avoir cru que Poutine envahirait l’Ukraine, là où la DGSE a attendu septembre 2021 pour envoyer un chef de poste. Même sa connaissance fine des pays où il a été ambassadeur est désormais mise à son débit : sa proximité avec Alger n’entrave-t-elle pas un rapprochement avec les Marocains ? “Bernard Emié a un beau bilan, il a fait son temps. Le président voulait quelqu’un de moins ‘Ferrero Rocher’ et de plus opérationnel”, griffe une source de l’exécutif.
Médaille impériale
“Quelqu’un veut ma peau”, rumine-t-il depuis le numéro du Canard enchaîné du 2 août 2023. L’hebdomadaire a raconté la colère froide du chef de l’Etat contre le service de renseignement, lors du conseil de défense du 29 juillet. “On voit que le mode de fonctionnement de la DGSE n’est pas satisfaisant”, cingle ce jour-là Emmanuel Macron, à propos du coup d’Etat au Niger, pas prévu par les espions. Le 20 septembre, nouveau mauvais présage. Le chef des services secrets est invité au dîner d’Etat en l’honneur de Charles III, au château de Versailles. Il revêt sa médaille de chevalier de l’ordre de Victoria, superbe insigne or-rouge-bleu surmontée d’une couronne, lui l’ami du royaume, ambassadeur de France à Londres entre 2011 et 2014. Surprise, le protocole l’a placé très excentré à table, entre le député Pieyre-Alexandre Anglade et Jean-Dominique Sénard, le président de Renault. Le signe public de sa légère déconsidération.
Il pense un temps sauver sa peau, grâce à un tuyau sur Wagner. Les espions français ont su à l’avance que la milice d’Evgueni Prigojine allait tenter un coup d’Etat. “Nos partenaires nous respectent et ils ont encore récemment salué la qualité des informations françaises”, s’est réjoui Emmanuel Macron, le 13 juillet, au ministère des Armées. Selon nos informations, la CIA s’est même fendue d’un courrier de félicitations, que Bernard Emié garde par-devers lui. Le directeur du service secret américain, William Burns, est un ami depuis leur passage commun en tant qu’ambassadeur en Jordanie, de 1998 à 2001.
“Si Emié reste jusqu’à la fin d’année 2023, il restera jusqu’aux JO”, pronostiquait récemment une source dans l’exécutif. Hélas pour le maître espion, Emmanuel Macron a souhaité procéder à son grand reset du renseignement français avant Noël. Laissant Bernard Emié emporter avec lui, à 65 ans, ses réseaux, son entregent et sa mémoire de la diplomatie française.
Epilogue
Pourquoi pas le privé ?, s’est récemment interrogé Bernard Emié auprès d’un ami. A 65 ans, le maître espion pourrait travailler pour un très grand patron ou une grande entreprise française. De Jean-David Levitte à Gérard Araud, les exemples sont légion de ces ex-diplomates reconvertis dans le conseil. “Mais je ne l’encourage pas trop là-dedans”, prévient Yves Cabana, son meilleur ami : “Il y aurait un côté anti-climax par rapport à ce qu’il a vécu. Je ne suis pas sûr qu’il s’y plairait.” Parmi les projets en gestation, celui aussi d’écrire ses mémoires, confie en privé celui qui a passé sa vie dans les secrets d’Etat. “Inch allah”, répond-il, énigmatique, à ceux qui l’interrogent sur ce dessein.
En Macronie, les histoires d’amour finissent mal en général. Mais le maître espion déchu a joué la loyauté maximale, jusqu’à relayer les messages du ministère des Armées sur la nomination de Nicolas Lerner. Alors… il peut se référer à l’exemple de Jean Castex, remplacé à Matignon le 16 mai 2022, sans rouspéter. Le 28 novembre 2022, l’Occitan était nommé à la présidence de la RATP. A croire Yves Cabana, Bernard Emié ferait un excellent ministre des Affaires étrangères.
Oui enfin après 6 ans 1/2 sur le même poste, c’est normal que ça bouge. Le titre de L’Express est un peu putaclick.
C’est le dernier épisode d’une série consacrée à son portrait, d’où le titre un peu “dramatisé”
Ah OK